Sofiane Boucenna explore un domaine souvent fantasmé : les interactions entre machines et êtres humains. Loin de se limiter aux prouesses techniques, ses recherches s’enracinent dans une ambition plus vaste : mieux comprendre le développement humain, en particulier celui de l’enfant.
Spécialité : robotique
Maître de conférences à CY Cergy Paris Université, Sofiane Boucenna enseigne l’informatique et l’automatique sur le campus de Sarcelles. Au sein du laboratoire ETIS, il appartient à l’équipe neurocybernétique, spécialisée dans la robotique et l’intelligence artificielle. Son champ d’investigation : la conception de robots qui apprennent et évoluent grâce à leurs interactions avec leur environnement physique et social. Pourtant, le chercheur ne rêvait pas petit à un futur truffé de robots et de technologie. C’est un heureux hasard qui l’a amené à ce domaine. Après un parcours en mathématiques et informatique, il rencontre son futur directeur de thèse, Philippe Gaussier, professeur à CY Cergy Paris Université et responsable de l’équipe neurocybernétique du laboratoire ETIS. Il se lance alors dans un doctorat centré sur l’exploration des interactions émotionnelles homme-robot.
Les émotions, des messages essentiels à la communication
La thèse de Sofiane Boucenna portait sur la question suivante : un robot peut-il apprendre de manière autonome à reconnaître les expressions faciales humaines ? Au fil de ses travaux, le jeune chercheur a déterminé que, grâce à un jeu d’imitation, le robot pouvait non seulement développer cette capacité, mais aussi apprendre à adapter son comportement selon les émotions perçues chez son partenaire humain. Par exemple, éviter un objet dangereux si son interlocuteur exprimait de la peur, ou au contraire interagir avec un objet perçu comme agréable. Un aspect clé en est l’attention conjointe : la capacité de suivre le regard d’un partenaire vers un objet d’intérêt. Cette compétence, mature chez l’enfant vers 12 mois, a pu être reproduite via des réseaux de neurones artificiels. Ces travaux mettent en évidence le rôle central des émotions dans la régulation sociale, y compris pour les machines. Mais au-delà des applications technologiques, le chercheur insiste : ces robots servent avant tout d’outils pour modéliser les mécanismes du développement humain. Ils permettent d’émettre des hypothèses sur la cognition, de les simuler, puis de les tester en conditions réelles.
Étudier les interactions humain-robot
Aujourd’hui, Sofiane Boucenna poursuit ses travaux sur plusieurs fronts. Son projet ITC, financé depuis 2023 par le programme Horizon de CY Initiative, porte notamment sur les prémices de l’apprentissage du langage. Le robot est utilisé pour modéliser les processus par lesquels un enfant passe de simples babillages à une communication structurée. Le financement a permis l’embauche d’un ingénieur d'études, Alexandre Alves, et le recrutement d’un doctorant, Raphaël D’Urso. Les travaux de ce dernier ont déjà été distingués : son sujet de thèse a été sélectionné pour être illustré dans l’édition 2025 de Sciences en bulles, la bande dessinée de la Fête de la science. Le projet quant à lui a déjà produit des résultats étonnants. Par exemple, dans l’un des protocoles de test, le robot devait imiter des postures simples réalisées par des enfants et des adultes. Les résultats ont révélé un coût cognitif plus élevé pour le robot lorsqu’il interagissait avec des enfants autistes qu’avec les autres groupes. L’explication probable : les enfants autistes, lorsqu’ils répètent les postures, effectuent des micromouvements rendant leurs gestes plus difficiles à interpréter pour le robot. Une hypothèse est alors formulée : ces enfants pourraient présenter un déficit de proprioception, c’est-à-dire une difficulté à percevoir la position de leur propre corps. Une découverte rendue possible par la modélisation robotique, et jusque-là indécelable par les psychologues et les thérapeuthes.
Quand l’enfant devient enseignant
Un autre volet du projet explore de manière pratique le potentiel des robots comme aide aux enfants atteints d’autisme ou de troubles du langage. Ce volet se concentre sur l’élaboration d’exercices dans le cadre de l’acquisition du vocabulaire de ces groupes. Ce paradigme original du
learning by teaching (apprentissage par l’enseignement) renverse les rôles : l’enfant enseigne des mots au robot, renforçant ainsi sa propre acquisition du vocabulaire. L’hypothèse centrale : en plaçant l’enfant dans une posture active, il s’investit davantage et s’approprie plus efficacement le vocabulaire enseigné. Cette approche est également déclinée en version tablette sur le modèle du
serious game (jeu sérieux), plus accessible et facile à déployer à domicile ou en milieu hospitalier.
Des robots expressifs… et utiles
Au laboratoire ETIS, on ne fait pas que de développer des algorithmes : on y conçoit aussi des dispositifs robotiques. Parmi eux, une tête expressive simplifiée, qui sert aux projets de Sofiane Boucenna. Grâce à une quinzaine de moteurs, elle peut reproduire des émotions lisibles, tout en évitant la complexité d’un visage humain réel, difficile à décrypter pour des enfants neuro-atypiques. Le laboratoire héberge également Berenson, un robot mobile ayant développé ses préférences esthétiques au contact des visiteurs du musée du Quai Branly. Ou encore des bras articulés, des robots à commande hydraulique pour des actions motrices, ou des systèmes de navigation autonome inspirés du vivant.
Un chercheur lucide face au futur
Lorsqu’on lui demande à quoi pourrait aboutir ses recherches dans ses rêves les plus fous, Sofiane Boucenna reste pragmatique. Il imagine un robot capable de se développer comme un enfant de zéro à trois ans ; une machine qui, au contact du monde physique et social, acquerrait langage, attention, émotions, comme un miroir de l’expérience humaine qui permettrait de mieux nous comprendre nous-mêmes. Il reste prudent : il connaît les limites de ses modèles, de ses algorithmes, et ne veut pas entretenir d’illusions sur un avenir fantasmé où les robots pourrait vivre en toute autonomie au côté des humains. Sofiane Boucenna défend une vision lucide et éthique de la robotique. Il n’encourage pas un avenir où les robots remplaceraient les enseignants ou les soignants. Selon lui, rien ne saurait égaler la richesse d’une interaction humaine. Les robots peuvent assister, soutenir, encourager, mais pas se substituer. Pour le chercheur, la priorité est claire : produire des connaissances utiles et concevoir des outils concrets pour l’éducation, la santé ou les neurosciences et toujours garder en tête que l’humain reste irremplaçable.
En savoir plus