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Publié le 16 septembre 2025 Mis à jour le 19 septembre 2025

Au cœur des récits du cyber-militantisme djihadiste | Vu par Laurène Renaut

Laurène Renaut Vu Par
Laurène Renaut Vu Par - © Adobe Stock

Comprendre comment se construisent et se diffusent les discours extrémistes en ligne est un enjeu majeur pour la recherche et la société. Laurène Renaut, maîtresse de conférences au CELSA et ancienne doctorante de CY Cergy Paris Université, a consacré sa thèse au laboratoire AGORA à l’étude des récits et pratiques numériques des partisans de l’État Islamique. À travers une approche originale en sciences du langage, elle a analysé la manière dont ces acteurs utilisent les réseaux sociaux pour se définir, se donner à voir et agir collectivement.

Un nouvel éclairage sur un sujet polémique

À l’origine de ce projet doctoral : Julien Longhi, linguiste et professeur des universités à CY Cergy Paris Université. Le chercheur et directeur du laboratoire AGORA, ayant constaté que les phénomènes de radicalisation djihadiste avaient été étudiés sous de nombreux angles, mais peu à travers le prisme des sciences du langage, lance un projet de thèse visant à analyser les discours de cyber-militants sur les réseaux. C’est Laurène Renaut, diplômée d’un master du CELSA (école de communication et de journalisme de la Sorbonne), qui remporte l’appel.
Au cœur de sa recherche : les réseaux sociaux. Laurène Renaut s’est intéressée aux individus qui, derrière leurs écrans, se présentent comme des "moudjahidines médiatiques", convaincus que la bataille idéologique sur Internet est aussi importante que la guerre militaire. Elle a exploré, six années durant, l’univers numérique des sympathisants de l’État Islamique pour comprendre leurs récits, leurs codes et leurs stratégies de communication.

L’étrangeté comme fondement idéologique

En se laissant travailler par le terrain, Laurène Renaut fait émerger un concept central dans les productions numériques de ses enquêtés, le concept d’étrangeté, qu’elle identifie comme la matrice idéologique du discours des partisans de l’Etat Islamique ». Le terme est tiré d’un hadith, parole prescriptive attribuée au prophète Mahomet et contextualisant les versets du Coran. Dans ce hadith, le prophète déclare : "L’islam a commencé étranger et il redeviendra étranger, heureux soient les étrangers." (Hadith rapporté par Mouslim selon Abû Hurayra)
Ce hadith peut être interprété de multiples façons, mais il évoque un contexte historique fort : les premiers musulmans étaient marginaux, persécutés, considérés comme étranges. À mesure que la religion s’étend, des divergences politiques et idéologiques émergent : les courants se multiplient, les luttes de pouvoir s’installent, la religion se fragmente et se corrompt. L’islam originel n’a plus prise, les pratiques changent : il redevient étrange. Les étrangers sont alors ceux qui, envers et contre tous, continuent de pratiquer ce "véritable" islam, et pensent ainsi, seuls parmi les 73 factions de l’islam, mériter d’accéder au paradis.
Ce hadith irrigue toute la rhétorique des salafistes djihadistes. Ces derniers s’identifient en effet fortement à cette figure de l’étranger : c’est le vrai croyant, celui qui se définit en opposition à la majorité, qu’elle soit composée de non-musulmans ou de "faux" musulmans. L’étrangeté devient une identité revendiquée : être différent, marginal, incompris, est perçu comme une preuve d’élection divine.

Des représentations visuelles fortes

La chercheuse observe que ce concept d’étrangeté, au cœur des discours et des représentations, se retrouve de nombreuses manières dans les publications des cyber-militants, dans leurs textes, mais également dans les représentations visuelles qu’ils partagent en ligne. Les photos de profil, les vidéos, les images publiées en témoignent. Le lion est souvent présent, figure par excellence du combattant. L’oiseau vert évoque l’image du martyr. Les représentations de voyageur ou de mort-vivant sont également fréquentes. Exilés, pèlerins ou êtres déjà tournés vers l’au-delà, ces personnages incarnent la condition de l’étranger, de passage sur terre et voué à un autre destin. Ces visuels, parfois poétiques, parfois effrayants, servent à la fois à intimider les ennemis et à séduire de nouvelles recrues.

Entre isolement et communauté

Si les discours insistent sur la marginalité et la solitude, l’observation des réseaux montre une autre réalité, presque paradoxale : celle de liens forts tissés en ligne. Les cyber-militants, parmi lesquels les femmes jouent un rôle important, créent des cercles d’entraide, échangent des conseils techniques, se soutiennent et parfois se rencontrent hors ligne. Internet devient ainsi à la fois un espace de combat et un lieu de sociabilité.
L’objectif de cette activité est double : mener une guerre médiatique et recruter de nouveaux membres, en particulier parmi les jeunes publics sensibles à ces récits. Mais cette ouverture reste contrôlée : "la communauté doit rester pure", souligne Laurène Renaut. La paranoïa règne : la suspicion envers les espions et les "faux musulmans" nourrit une atmosphère de méfiance permanente.

À l’insu des plateformes

Bien qu’il était prévu que la chercheuse entre en contact direct avec des cyber-militants, la tâche s’est finalement avérée trop complexe. Les réseaux sociaux numériques se sont alors révélés être de très bons réservoirs pour recueillir, incognito, leurs discours.
Étonnamment, les cyber-militants restent présents en ligne et publient librement sur les plateformes. Leurs messages et leurs échanges échappent aux systèmes de modération de Facebook, X, Instagram ou encore TikTok grâce à une stratégie élaborée de dissimulation. Les cyber-militants recourent à des tactiques de camouflage qui leur permettent de s’exprimer sans en apparence faire preuve de radicalité. Ils utilisent un langage codé, usent d’émojis, de références à des dates ou des chants, de façons de "liker" les publications particulières. "À première vue anodins, ces signes, mis bout à bout, deviennent un faisceau d’indices convergents qui constituent un message d’apologie du terrorisme, c'est-à-dire un discours radical, voire même de discours radical de haine, pour reprendre une expression de Claudine Moïse et de Nolwenn Lorenzi Bailly, puisque c'est un discours qui appelle à détruire l'autre".
Les observations de Laurène Renaut soulèvent une problématique majeure : "un discours radical en ligne n’est pas si évident à définir, car il n’est pas forcément verbalement violent".

La recherche, bouclier contre les généralités et les amalgames

Un des enjeux majeurs de ce type de recherche est d’apporter un éclairage permettant d’éviter les confusions et les amalgames. La chercheuse insiste : il est essentiel par exemple de distinguer les salafistes djihadistes des salafistes quiétistes, opposés à la violence, qui sont d’ailleurs leurs plus fervents opposants. De même, un discours radical ne signifie pas nécessairement un passage à l’acte. Les paroles, aussi violentes soient-elles, ne suffisent pas à prédire des comportements criminels. "Il faut être très prudent ; on ne peut pas à l’heure actuelle montrer de corrélation entre un discours et un passage à l’acte. C’est quelque chose qui en tout cas ne relève pas de mon travail", précise la chercheuse. Elle milite pour une caractérisation des radicalités : les partisans de l’État Islamique n’en incarnent qu’une forme parmi de nombreuses autres.
À travers cette plongée dans les discours extrémistes en ligne, Laurène Renaut cherche avant tout à mieux comprendre. Comprendre comment se construit une idéologie, comment elle s’exprime et comment elle séduit, notamment les jeunes. Après un post-doctorat au CNRS, elle est aujourd’hui maitresse de conférences au CELSA et poursuit ses recherches sur le cyber-militantisme djihadiste et les pratiques ethnographiques en ligne. Un travail qui, loin des clichés, met en lumière la complexité des discours radicaux et l’importance d’une analyse fine, rigoureuse et pluridisciplinaire pour en saisir les mécanismes.
 

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