Manon Pengam, linguiste au laboratoire LT2D de CY Cergy Paris Université, est récompensée pour son travail de recherche participative avec Magali Della Sudda (Sciences Po Bordeaux) autour des cahiers de doléances du Grand débat national.
Ouvrir les cahiers, découvrir une parole citoyenne dense
L’enquête de Manon Pengam commence en 2022, aux Archives départementales de la Creuse. Là sont stockés les "cahiers citoyens" collectés à l’époque du Grand débat national cher à Emmanuel Macron. Inspirés des cahiers de doléances du mouvement des Gilets jaunes, ces supports mis à disposition dans les collectivités invitaient à l’expression citoyenne. Un lien de papier entre gens ordinaires et élus, à la portée du plus grand nombre.
Manon Pengam, en sa qualité de linguiste, y décèle alors un potentiel inexploité. Aux Archives, elle découvre un corpus foisonnant : "Je commence à consulter, à ouvrir ces cahiers… Et là, je me rends compte de la richesse d’expression, de la richesse sémantique de ce corpus assez inédit. Les contributions peuvent faire plusieurs pages comme un seul paragraphe. Certains collent des articles de journaux, d’autres dessinent. C’est très peu contraint sur le plan discursif, et donc très intéressant à analyser."
Une recherche participative qui fait école
Très vite, la chercheuse réalise que pour rendre ces matériaux exploitables, une étape longue et délicate était nécessaire : la transcription. Pour cette étape, elle lance un appel de recherche participative dans la presse locale : "Je ne m’attendais pas à un tel écho, car dès que l’article est sorti, j’ai reçu une quarantaine de mails. Sur ces quarante personnes, on a constitué une équipe d’une vingtaine de citoyens bénévoles."
Ces volontaires participent à la transcription minutieuse des cahiers creusois : "Passer d’un document image à une transcription textuelle peut prendre plusieurs heures. Il est nécessaire de le faire "à la main" car les logiciels de reconnaissance automatique de l’écrite manuscrite ne sont pas suffisamment autonomes. Et cela présente l’avantage, tout en s’immergeant dans les écrits, de respecter leur mise en page originale, en codant des éléments tels que les ratures, les soulignements, les ajouts… autant d’informations ayant leur importance."
Comprendre la démocratie à partir du langage
Les recherches de Manon Pengam montrent combien ces écrits populaires constituent un observatoire exceptionnel des préoccupations démocratiques. Ses travaux révèlent notamment deux grands types de contributions : des listes programmatiques proposant des actions concrètes, et des témoignages personnels, souvent adressés explicitement au Président de la République.
"Les contributions sont très élaborées, argumentatives, sémantiquement riches", observe-t-elle, loin des caricatures de “défouloir” parfois véhiculées dans le débat public. Ces cahiers donnent aussi à voir les tensions sociales, les injustices ressenties, les revendications démocratiques. Une matière précieuse pour comprendre "comment les citoyens parlent de leurs difficultés, de leur parcours de vie", mais aussi pour éclairer les attentes à l’égard de l’État. Au-delà des thèmes récurrents tels que les retraites, les impôts, ou le pouvoir d’achat, la linguiste analyse les modes d’expression : humour, colère, subjectivité, récit de soi. Elle publie notamment un article scientifique(1) analysant comment les contributeurs s’adressent à leurs interlocuteurs, en comparant les adresses des cahiers de doléances de 2018-2019 à ceux des Bonnets rouges de 2013-2014.
La démarche inspire d’autres collectifs en France, notamment après la diffusion du documentaire
Les Doléances (2023), dans lequel la chercheuse apparaît : "Le film a permis de publiciser la problématique. Beaucoup de personnes ont à cette occasion pris connaissance de la démarche, du fait que les cahiers sont aux archives, et de ce que nous étions en train de faire." L’Association Nationale des Tiers-Lieux, la Fondation de France, la Région Nouvelle-Aquitaine et plusieurs Conseils départementaux apportent aujourd’hui leur soutien aux ateliers de science participative "dans lesquels nous coconstruisons les méthodes d’enquêtes et d’analyse des données."
Vers un projet national porté par la recherche publique
En 2025, Manon Pengam est parmi quatre scientifiques à être nommés dans une "Mission flash" du Ministère de l’Enseignement supérieur visant à étudier la faisabilité de la mise en ligne des cahiers à grande échelle. Il s’agit d’un enjeu crucial : respecter l’anonymat des contributeurs, traiter de vastes volumes de données et rendre accessibles ces traces de démocratie participative. Le rapport final a été remis le 10 juillet 2025.
La chercheuse insiste sur la nécessité de renforcer la place de la recherche publique :
"Nous plaidons pour que la recherche publique soit favorisée. En 2019, ce sont des cabinets privés qui ont été engagés pour synthétiser les cahiers de doléances, alors que les chercheurs n’ont obtenu aucun financement. Aujourd’hui, nous espérons prouver la valeur de la recherche publique pour la prise en charge de ce genre de projet. Mais pour étudier des corpus plus volumineux, nous avons besoin de moyens."
Depuis plusieurs années, Manon Pengam travaille en tandem avec Magali Della Sudda, politiste à Sciences Po Bordeaux. La mise en commun des corpus creusois et girondins et leurs expertises respectives ont permis d’enrichir leurs analyses. Les chercheuses, accompagnées d’un réseau de recherche pluridisciplinaire en sciences humaines et sociales, visent désormais à réaliser une cartographie nationale des doléances et un travail comparatif entre territoires, en adoptant une approche croisant sciences du langage, littérature, science politique, sociologie, géographie, linguistique computationnelle et géomatique. "C’est en ce sens que nous avons déposé un projet de recherche à l’Agence Nationale de la Recherche, actuellement en cours d’évaluation, dans le cadre de l’Appel à Projets Générique 2026".
DemoCIS : comprendre les défis contemporains de nos démocraties
Les objets de recherche de Manon Pengam s’inscrivent dans la démarche scientifique du projet DemoCIS, lauréat France 2030 du Ministère de l’enseignement supérieure et de la recherche. Le projet, coordonné par l’Université de Lille et financé à hauteur de 9 millions d’euros, rassemble plus de 300 chercheuses et chercheurs de 51 unités de recherche en sciences humaines et sociales autour de l’étude des crises démocratiques que traversent nos sociétés contemporaines. De nombreux membres de la communauté scientifique de CY Cergy Paris Université, dont plusieurs chercheuses et chercheurs du LT2D, prennent part à ce projet de grande envergure.
Une récompense qui honore l’engagement démocratique de la recherche
Mercredi 26 novembre, Manon Pengam et Magali Della Sudda ont reçu le Prix spécial du jury durant la cérémonie des Médailles de la médiation scientifique du CNRS. À travers cette distinction, c’est un mode de recherche ouvert, collaboratif et profondément citoyen qui est reconnu. Car, au-delà des collaborations scientifiques, le projet a également mobilisé plusieurs collectifs citoyens désireux de se mobiliser pour redonner voix aux expressions citoyennes que sont les cahiers.
Ce prix illustre ainsi l’importance d’une recherche qui se met au service du débat public. Une recherche qui, en ouvrant les cahiers de doléances, ouvre aussi des perspectives nouvelles pour mieux comprendre notre démocratie.
(1) Manon Pengam. S’adresser in absentia. Formes et fonctions de l’adresse dans les doléances contemporaines des Bonnets rouges et du grand débat national.
Mots: les langages du politique, 2025, 137, pp.37-56. ⟨10.4000/13pcz⟩.
https://hal.science/hal-05025455v1
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