L’eau peut geler et devenir solide, ou bouillir et devenir gazeuse. Dans la vie courante, ces « transitions de phase » sont abruptes, mais la nature discontinue de l’ébullition disparaît à haute pression.
Une équipe internationale de physiciens, à laquelle participe CY Cergy Paris Université, a aujourd’hui découvert ce même comportement dans certains aimants quantiques, ce qui pourrait notamment avoir des conséquences pour la technologie des qubits.
Publication à retrouver dans la revue Nature d’avril 2021.
Solide, liquide, gaz : transitions de phases
En physique, la matière existe sous forme de « phases » telles que solide, liquide et gazeuse. Lorsqu’une substance passe d’un état à un autre, on parle de « transition de phase ». Par exemple, l’eau qui bout et se transforme en vapeur passe de la phase liquide à la phase gazeuse.
Dans la vie courante, l’eau bout à 100oC, température à laquelle sa densité change considérablement et subit un saut discontinu de l’état liquide à l’état gazeux. Toutefois, si l’on augmente la pression, le point d’ébullition de l’eau augmente également pour atteindre 374oC à 221 atmosphères. À cette pression, un phénomène étrange se produit : le liquide et le gaz fusionnent pour devenir une seule phase. Au-delà de ce « point critique », il n’y a plus de transition de phase. Ainsi, en contrôlant la pression, on peut faire passer l’eau de l’état liquide à l’état gazeux sans jamais qu’elle ne subisse de changement d’état, comme l'avait déjà découvert en 1822 l'ingénieur et physicien français Charles Cagniard de la Tour.
Existe-t-il une version quantique du point critique de l’eau ?
Jusqu’à présent, la plupart des études portant sur les transitions de phase dans les matériaux magnétiques quantiques se sont concentrées sur les transitions continues. Aujourd’hui, dans un projet expérimental et théorique conjoint, une équipe internationale, avec la participation de chercheurs de CY Cergy Paris Université, a étudié une transition de phase discontinue et démontré pour la première fois l’existence d’un point critique similaire à celui de l’eau dans un aimant quantique. Leurs travaux sont publiés dans Nature.
Les scientifiques ont utilisé un « antiferromagnétique quantique », connu dans le domaine sous le nom de SCBO (un acronyme basé sur sa composition chimique : SrCu2(BO3)2). Les antiferromagnétiques quantiques sont particulièrement utiles pour comprendre comment les aspects quantiques de la structure de la matière affectent ses propriétés globales, par exemple comment les spins des électrons interagissent pour lui conférer des propriétés magnétiques. SCBO est par ailleurs un aimant « frustré », ce qui implique que les spins électroniques ne peuvent pas se figer dans une structure ordonnée mais restent dans des états quantiques fluctuants même à très basse température.
Dans une expérience complexe de mesure de chaleur spécifique sur SCBO, les chercheurs ont pu contrôler à la fois la pression et le champ magnétique appliqués. Cela leur a permis d'effectuer leurs mesures autour de la transition de phase quantique discontinue. De cette façon, ils ont découvert la physique du point critique dans un système purement magnétique. « Il est fascinant de découvrir un diagramme de phase similaire à celui de l'eau environ 200 ans plus tard, mais impliquant maintenant deux états fondamentaux quantiques exotiques plutôt que les phases classiques liquide et gazeuse », déclare Andreas Honecker, Professeur au Laboratoire de Physique Théorique et Modélisation de CY Cergy Paris Université et du CNRS. « Les mesures de haute précision correspondantes dans des conditions multi-extrêmes – températures proches du zéro absolu, c'est-à-dire, autour de , des pressions élevées et un champ magnétique élevé – sont vraiment étonnantes ».
L'équipe a également observé que lorsqu’on applique un champ magnétique, le problème devient plus riche que celui de l’eau : aucune des phases magnétiques n’est fortement affectée par un petit champ. Du coup, la ligne de transition devient une paroi de discontinuités dans un diagramme de phase tridimensionnel, avant que l’une des phases ne devienne instable pour donner naissance à une troisième phase, elle-même favorisée par un champ magnétique suffisamment fort.
De nouvelles perspectives pour l’étude des aimants quantiques « frustrés »
Les chercheurs du Laboratoire de Physique Théorique et Modélisation ont développé de nouvelles techniques numériques puissantes et ont ainsi contribué à l'explication de ce comportement quantique macroscopique. « Jusqu’à présent, il était impossible de calculer les propriétés des aimants quantiques `frustrés’ dans des modèles bi- ou tridimensionnels réalistes. SCBO constitue ainsi un exemple remarquable de système pour lequel ces nouvelles méthodes numériques ont permis d’établir le contact avec un composé réel, et de donner une explication quantitative à un phénomène nouveau en magnétisme quantique », conclut Jean Avan, Directeur de Recherches au CNRS et directeur du Laboratoire de Physique Théorique et Modélisation.
Autres contributeurs
- EPFL Lausanne
- Paul Scherrer Institut Villingen
- University of São Paulo
- University of Amsterdam
- Carnegie Mellon University in Qatar
- Hong Kong University of Science and Technology
- Universität Innsbruck
- RWTH Aachen University
- ETH Zürich
- Université de Genève
Financement
- Fondation de recherche de São Paulo (FAPESP)
- Fondation Qatar (programme de recherche Seed de l’Université Carnegie Mellon au Qatar)
- Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS)
- Conseil européen de la recherche (ERC) Horizon 2020
- Bourse ERC Synergy HERO
- Deutsche Forschungsgemeinschaft
Références
J. Larrea Jiménez, S. P. G. Crone, E. Fogh, M. E. Zayed, R. Lortz, E. Pomjakushina, K. Conder, A. M. Läuchli, L. Weber, S. Wessel, A. Honecker, B. Normand, Ch. Rüegg, P. Corboz, H. M. Rønnow, F. Mila. A quantum magnetic analogue to the critical point of water.
Nature 14 avril 2021. DOI: 10.1038/s41586-021-03411-8