le 29 mars 2021
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Publié le 30 mars 2021 Mis à jour le 30 septembre 2021

Emotion et robotique, focus sur les travaux de recherche du professeur Lola Cañamero

Depuis 2018, CY Initiative a lancé dix chaires d’excellence pour renforcer toujours plus l’attractivité et la compétitivité de la recherche de l’initiative. Ces chaires permettent de développer le potentiel et la visibilité scientifique, en attirant des chercheurs de très haut niveau sur des thématiques de pointe. Nous avons eu le plaisir d’échanger avec Lola Cañamero, titulaire de la chaire d’excellence senior en Neurosciences et Robotique pilotée par le laboratoire ETIS sur sa carrière, ses recherches et ses travaux.

CY Initiative : pouvez-vous nous en dire plus sur vous et votre parcours ?

Lola Cañamero (LC) : J’ai d’abord étudié la philosophie en Espagne durant 7 ans. Je m’intéressais notamment à la manière dont on arrive à connaître et à interagir avec le monde. Comment, en tant qu’entités, nous décidons et faisons des choses en interagissant avec le monde ?
Et c’est durant mes études en philosophie que j’ai rencontré l’intelligence artificielle. Je trouvais que c'était un bon moyen pour aborder les questions philosophiques et essayer de voir comment les réponses fonctionnaient. En effet avec l’intelligence artificielle (IA) on peut programmer des hypothèses et faire des essais. On ne s’arrête pas seulement à une réflexion conceptuelle. C’est comme ça que j’ai commencé à faire de l’IA et que j’ai démarré un Doctorat sur ce sujet.
Pour ce faire, je suis venue en France au Laboratoire de Recherche en Informatique (LRI) de l'université Paris Sud où j’ai travaillé sur les questions de l’apprentissage et la modélisation de la connaissance pour les mettre dans la machine et qu'elle puisse raisonner. J’ai fait une thèse sur la reconnaissance de plans d’action d’autres agents à partir de leur comportement observé, appliqué au domaine de la conduite automobile, dans la perspective de ce qu’on appelle l’IA classique c’est-à-dire l’intelligence artificielle qui consiste à modéliser des processus de raisonnement tels qu’on les perçoit quand on réfléchit. 
A cette même époque, j’ai passé quelques mois dans le laboratoire d’IA de la Vrije Universiteit Brussel dirigé par Luc Steels, où j’ai rencontré Rodney Brooks, qui était en visite sabbatique, fondateur avec Luc Steels d’une autre approche très différente de l’IA : l’IA incarnée. On s’intéresse alors à modéliser comment l’intelligence est le résultat de l'interaction avec le monde réel et le corps. Les mouvements, la perception, l’action et leur lien ont un grand impact sur le processus cognitif. L’intelligence est un phénomène qui émerge des interactions. Et cela m’a passionnée.
Je suis ensuite allée faire un post-doc aux Etat-Unis avec Brooks au MIT, en 1995-1996, et c’est là que j’ai commencé à travailler sur les émotions. J’ai ainsi découvert des recherches innovantes sur le sujet des neurosciences qui traitaient du rôle que les émotions jouent dans les processus cognitifs comme la prise de décision ou les interactions sociales. Au départ, je m’y suis intéressée dans le cadre de la prise de décision pour des robots autonomes. C’était en 1995 et depuis je continue à travailler sur ce sujet. 
J’ai ensuite fait la plupart de ma carrière en Angleterre à l’université de Hertfordshire. Entre 2001 et 2020, j’ai dirigé une équipe de chercheurs pour travailler sur la modélisation des émotions et son interaction avec la cognition. J'ai eu l'opportunité de travailler avec beaucoup de chercheurs, doctorants, et post doctorants qui ont avancé avec moi sur ce sujet. 
Et depuis cette année, j’ai rejoint CY Cergy Paris Université pour une chaire d’excellence scientifique senior sur la robotique et les neurosciences afin de poursuivre mes recherches et en aborder de nouvelles facettes. 
 

CY Initiative : quels sont les thèmes et problématiques de vos travaux de recherche dans le cadre de la chaire ?

LC : Je travaille sur la modélisation de la cognition affective. Il s’agit en fait de regarder les interactions des phénomènes affectifs et cognitifs et je modélise cela chez des robots. 
Dans le cadre de la chaire, je me focalise sur les interactions entre les phénomène affectifs comme les émotions ou la motivation et les processus cognitifs comme la prise de décision ou la cognition et l’interaction sociale en m’inspirant des neurosciences et d’autres disciplines comme  l’éthologie et la cybernétique, et bien sûr la philosophie, les sciences sociales et les sciences humaines.
Les émotions sont des phénomènes très complexes qui ont plusieurs facettes. Il y a bien sûr l’expression des émotions dans le cadre de la communication avec les autres, par le comportement facial, les mouvements, le corps, ainsi que la perception des émotions par les autres, les humains ou même les robots qui reconnaissent les émotions des humains pour mieux interagir avec eux. 
Et il y a un thème moins abordé qui est l'interaction des émotions avec des phénomènes cognitifs pour que le robot puisse prendre des décisions autonomes et qu’il soit adapté à ce qui se passe autour de lui eu aux humains avec lesquels il doit interagir. Par exemple, dans le monde physique s’il y a un danger, quels éléments sont à prendre en compte et également comment interagir avec les humains dans ces situations ?
Je voudrais également aller plus en profondeur vers des éléments plus sociaux. En effet, durant la prise de décision, les contraintes culturelles, les éléments liés à des rapports sociaux comme la hiérarchie ont une importance. Et pour ce faire, j'ai beaucoup étudié le développement des émotions, en regardant par exemple les liens d’attachement et en prenant comme modèle l’attachement  et les interactions entre un bébé et ses parents. L’objectif est de pouvoir modéliser ces interactions pour qu’un robot puisse apprendre directement des humains avec lesquels il doit vivre, interagir ou travailler comme un enfant apprend et interagit avec ses parents. J’ai ainsi cherché à comprendre ce qui se passe dans le cerveau pour créer ces liens d’attachement et comment cela impact l’apprentissage et la mémorisation des choses. 
Je n’ai par contre à ce stade pas pris en compte les différences au niveau culturel. Il y a quand même des normes culturelles très différentes notamment en termes de comportement approprié ou non dans des situations différentes. Je souhaite ainsi développer cette partie sur les liens culturels en restant très liés aux neurosciences. Je voudrais rapprocher un peu plus les sciences humaines et les neurosciences par le biais de la robotique.
 

CY Initiative : concrètement, quels sont les points que vous allez étudier et développer dans les mois à venir ?

LC : Du point de vue scientifique, je dois aborder les différents aspects du phénomène des émotions en parallèle. Je vais ainsi essayer de comprendre une émotion et en quoi elle est pertinente pour nous et pour un robot en étudiant les différents mécanismes sous-jacents qui déclenchent une émotion et son équivalent chez un robot.
Il me faudra également comprendre la valeur de ces comportements. Est-ce qu’ils sont adaptatifs, positifs, ou nocifs pour les agents dans la résolution d’un problème ? C’est ce qu’on appelle la valeur adaptative des émotions. Ce qui a du sens pour les humains a-t-il du sens pour les robots ? Ou faut-il modifier les fonctions ?
Je vais travailler également sur le développement affectif et cognitif, à voir pourquoi les émotions sont différentes en fonction du lien d’attachement construit, son contexte et les interactions avec les autres, et si les émotions sont bonnes ou mauvaises. Finalement, les émotions que nous avons sont le résultat d’une évolution de l’espèce et il y a des éléments qui peuvent avoir une fonction positive ou négative en fonction du contexte. Par exemple dans l’expression d’une émotion il y a des éléments qui ne servent à rien et qui sont restés mais peut être qu’ils ne sont pas pertinents et donc pas pertinents pour un robot. 
Ce sont beaucoup de perspectives différentes pour essayer de comprendre ce que sont les émotions et ce qu’il faudrait modéliser dans des robots qui interagissent avec nous. 
 

CY Initiative : pouvez-vous nous en dire plus sur la robotique ? Qu’entendez-vous par robot ?

LC : La robotique prend aujourd’hui de nombreuses formes. Quand on parle de robots, les gens pensent souvent à la science-fiction, aux robots qui veulent dominer le monde. Mais ce n’est pas ma vision. Aujourd’hui nous avons des robots plus petits qui existent et qui peuvent rendre des services très spécifiques et on en a parfois à la maison. Ce ne sont pas forcément des machines qui ont une forme humanoïde. Ils sont dans nos vies et le seront toujours plus.
 

CY Initiative : comment inscrivez-vous vos recherches dans les problématiques de la société ou du monde de l’entreprise ?

LC : Jusqu’ici j’ai principalement fait de la recherche fondamentale pour comprendre les principes et mettre en place des modèles. Mais j’ai également été en contact avec des institutions pour développer des robots dans le domaine des services ou de la santé et élaborer des modèles. J’ai par exemple travaillé avec des psychiatres sur les troubles mentaux afin de voir comment le modèle robotique pourrait aider à comprendre ces troubles. Autre exemple, j’ai développé  des robots compagnons pour des enfants diabétiques dans le cadre d’un projet européen. Mes recherches et leur modélisation peuvent être applicables à des problématiques de la société ou du monde de l’entreprise et il est aujourd’hui important que les entreprises se basent sur des recherches solides faites par les chercheurs pour répondre à leurs enjeux de demain. 



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